Qu’avons-nous à apprendre des Anciens ?
Propos recueillis par Pierre-Henri Tavoillot.
Vous avez été un des premiers à rappeler, dans votre livre «Qu’est-ce que la philosophie antique ?» (Gallimard, Folio, 1995), que la vérité de la philosophie antique consistait moins en une construction spéculative, théorique et abstraite qu’en une démarche à visée existentielle : en ce sens, qu’est-ce que la sagesse des Anciens peut apporter et apprendre à l’homme contemporain ? Qu’est-ce qui nous en sépare pourtant irrémédiablement?
Les Anciens n’étaient pas plus sages que nous, si l’on entend par sagesse un état de perfection, mais certains d’entre eux, les philosophes, s’efforçaient de devenir sages, ce qui implique, comme vous venez de le dire, une visée existentielle, puisque la sagesse est un mode de vie. Je crois que Nietzsche a déjà répondu à votre question en disant que les différentes écoles philosophiques de l’Antiquité doivent être considérées comme des laboratoires expérimentaux dans lesquels différents modes de vie ont été la fois pensés et pratiqués. Et il ajoute que nous pouvons utiliser les résultats de ces expériences en toute propriété. En disant cela, il pense surtout aux stoïciens, aux épicuriens, aux sceptiques et aux cyniques. Je pense avec Nietzsche que la philosophie antique apporte à l’homme contemporain des modèles de vie, des styles de vie qui peuvent inspirer ses comportements et ses attitudes. C’est précisément parce qu’il s’agit de styles de vie que ces modèles peuvent lui apporter quelque chose. Car ces modes de vie peuvent être vécus dans des civilisations extrêmement différentes les unes des autres. Ils impliquent un rapport au temps vécu, un rapport aux autres hommes, un rapport à l’existence, donc des relations existentielles, qui sont tout à fait indépendantes des contingences historiques ou techniques.
Mais ce qui nous sépare irrémédiablement des philosophies antiques, ce sont ce que vous avez appelé les constructions spéculatives, c’est-à-dire les théories physiques, physiologiques, psychologiques, qui, au bout de deux mille ans, sont devenues caduques, et nous paraissent « saugrenues », pour reprendre une expression employée par un de mes collègues scientifiques, Jean-Pierre Changeux. A quoi il convient néanmoins d’ajouter qu’il est hautement vraisemblable que, dans deux mille ans, paraîtront caduques et saugrenues, nos propres théories sur l’univers ou sur le cerveau ou sur les atomes. Ces théories doivent d’ailleurs être étudiées scientifiquement dans le cadre d’une histoire de la pensée. Du point de vue pratique, elles peuvent nous révéler soit des intuitions intéressantes, soit au contraire des impasses dans lesquelles il ne sert à rien de s’engager.
Quelle est la spécificité du stoïcisme parmi les principaux dispositifs de pensée de la sagesse et du bonheur (épicurisme, christianisme, bouddhisme etc.) ?
L’attitude existentielle stoïcienne comporte, me semble-t-il, trois composantes essentielles. Tout d’abord, dès l’Antiquité, on désignait les stoïciens comme les gens qui considéraient que le seul bien, c’est le bien moral, ce qui est moralement beau, et que le seul mal était ce qui est moralement laid. C’est cela qui frappait le plus les non-philosophes. Car un tel principe correspond à un total renversement des valeurs, notamment en ce qui concerne le mal. Ce principe fondamental doit être bien compris. Il signifie que le bien moral est ce qui est préférable à toute autre chose, et que le mal moral doit être absolument rejeté, que rien, et surtout pas notre intérêt personnel, ne peut autoriser à commettre un acte immoral, même véniel. La seconde caractéristique, c’est la conscience qu’a le stoïcien d’être une partie d’un Tout, à la fois le Tout de l’Univers et le Tout de la communauté humaine, la Cité du Monde et la Cité des Hommes. Il faut donc vivre en harmonie avec ces deux Cités. Tout d’abord, toute action doit avoir pour fin le service de la communauté humaine, avec l’idée que si l’on agit pour les autres, on agit pour son propre bien, puisque nous faisons partie d’un même Tout, la cité des êtres raisonnables. Mais l’être humain est aussi une partie du Tout qu’est l’Univers. Dans cette perspective, il lui faut accepter le destin que lui impose le cours de l’Univers. Cette attitude de consentement à la réalité n’est pas inconnue de l’homme moderne, puisque Nietzsche recommandait de dire Oui à l’Univers et d’aimer le Destin (amor fati), attitude analogue donc à celle des stoïciens, même si elle n’était pas motivée par la même conception de l’Univers. Ce consentement à la réalité n’est d’ailleurs pas synonyme de résignation. C’est seulement quand les choses irrémédiables sont arrivées qu’il faut les accepter comme des données inéluctables qui ne dépendent pas de nous. La troisième caractéristique de l'attitude stoïcienne, c’est la tension de l’esprit, c’est-à-dire, sans jeu de mots, l’attention à soi-même qui doit être en éveil à chaque instant, attention centrée sur le moment présent qui est le seul moment ou l’on vit et l’on agit, sans se laisser distraire par le poids du passé ou l’incertitude du futur. On peut se faire une idée de ce qu’implique concrètement l’attitude stoïcienne quand on lit les traités stoïciens qui contiennent des conseils pour la direction de la conduite dans la vie quotidienne ; leur titre était en général : traité des Devoirs.
C’est ce que vous avez appelé des « exercices spirituels ».
En effet, car il me semble que l’on retrouve ces indications de pratiques concrètes au cours des siècles suivant dans différentes doctrines philosophiques, même jusqu’à une période récente. Ces exercices sont destinés à transformer le moi pour lui faire atteindre un niveau supérieur, soit en l’arrachant à la vie quotidienne, soit au contraire en l’y ramenant. Il s’agit, à chaque fois, pour l’individu de s’entraîner à prendre une distance vis-à-vis de sa vie et de sa pensée présentes.
Ainsi, par exemple, selon la pure orthodoxie stoïcienne, un propriétaire qui veut vendre une maison parce qu’il a découvert un vice de construction, est tenu de révéler ces défauts à l’acheteur éventuel. Dans une époque de famine, un négociant en grains amène par bateau à Rhodes du blé qu’il a acheté à Alexandrie. Il va le vendre au prix fort. Il sait que d’autres bateaux arrivent derrière lui. Cela provoquera un effondrement des cours du blé, si les acheteurs le savent. Il est de son devoir de prévenir les acheteurs de l’arrivée de ces autres bateaux. Ces exemples montrent que, pour les stoïciens, l’intérêt individuel doit s’effacer devant les exigences morales. La valeur suprême étant le bien moral, rien ne peut justifier la dissimulation de la vérité et surtout une action qui provoquerait un préjudice pour autrui. Les situations évoquées se présentent encore quotidiennement aujourd’hui et il est clair que le principe stoïcien serait considéré comme stupide par l’immense majorité de nos contemporains, pour qui la valeur suprême est le profit. Et pourtant, le monde serait totalement changé si la valeur absolue du bien moral était reconnue. Il faut évidemment de l’héroïsme, pour mettre cela en pratique. Mais il faut le dire, certains hommes d’État romains, comme Quintus Mutius Scaevola et Rutilius Rufus ont appliqué ces principes dans l’administration des provinces qui leur étaient confiées, mettant fin, par exemple, aux exactions des collecteurs d’impôts, ce qui leur valut, dans cette république corrompue, condamnation et exil.
Qu’en est-il de l’épicurisme et des autres modèles de sagesse ?
Si la tension est l’attitude fondamentale du stoïcien, la détente est propre à l’épicurien. Pour lui le bien n’est pas le bien moral, mais c’est le plaisir, conçu d’ailleurs comme la suppression de la souffrance causée par le désir. Le plaisir, c’est essentiellement le plaisir d’exister, assuré par la satisfaction des besoins indispensables à l’existence: ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid. Celui qui a cela, disait Épicure, est égal à Dieu. Il y a une certaine parenté entre l’épicurisme et le bouddhisme, au point que l’on a imaginé, à tort je crois, une influence du Bouddha sur Épicure. Les deux attitudes cherchent la quiétude, la paix de l’âme, dans la réduction des désirs et l’extinction de la souffrance. Pour le christianisme, son essence, disent certains théologiens, — et je crois qu’ils ont raison —, c’est l’amour du prochain et, de ce point de vue, il y a une grande parenté entre le christianisme et le stoïcisme, au moins avec celui d’ Épictète et de Marc Aurèle, au point que l’on s’est imaginé à tort que ces deux philosophes avaient subi une influence chrétienne. Je dirais que la différence réside dans le fait que, pour les chrétiens, l’amour du prochain est lié à l’amour du Christ, comme dit Jésus dans l’Évangile: « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait.» D’où peut-être une certaine tendance dans le christianisme à aimer les hommes, moins en tant qu’hommes, qu’en tant que représentants du Christ. Je crois aussi que l’on peut dire, contre l’opinion de beaucoup de gens, que l’idée de droits de l’homme, n’est pas spécifiquement chrétienne. Sénèque avait dit que l’homme est une chose sacrée pour l’homme et Épictète que l’esclave est fils de Dieu.
Comment interprétez-vous cette coexistence, qui a été parfois conflictuelle, entre une pluralité de pensées de la sagesse?
Vous posez là un problème très complexe. Je pense qu’il y a nécessairement un certain nombre, assez restreint d’ailleurs, d’attitudes différentes et légitimes selon lesquelles l'homme peut vivre son rapport à l'existence, et qui se retrouve en différentes civilisations sous des noms différents. Comme disait Symmaque, un païen de la fin de l’Antiquité, critiquant l’intolérance des chrétiens: « Ce n’est pas par un seul chemin que l’on peut parvenir à un si grand mystère.» Peut-être que l’on pourrait déceler une sorte d’unité d’inspiration dans toutes ces attitudes et dire, (mais cela serait très long de le démontrer) que, comme le remarque Anne Cheng (Histoire de la pensée chinoise, Paris, 1997, p. 198: « Toute forme de spiritualité commence par un "lâcher-prise", un renoncement au moi limité et limitatif.» Elle cite à ce sujet un passage de Tchouang-Tseu: «Le Saint est sans moi propre. Par là même son moi s’accomplit.» Il s’agit toujours d’une manière ou d’une autre de s’élever à une perspective universelle. Il faudrait penser d’ailleurs à bien d’autres traditions que celles que vous avez évoquées, par exemple le confucianisme ou le taoïsme. Je trouve que la pensée chinoise a beaucoup d’analogies avec la pensée grecque. Il faut reconnaître en outre que plusieurs comportements analogues se retrouvent dans ces différentes tendances. Par exemple, l’attitude d’indifférence, c’est-à-dire le refus de faire des jugements de valeur sur les événements, de façon à rester égal en toutes circonstances, existe aussi bien dans différents courants de la pensée chinoise et, en Grèce, chez les stoïciens et les sceptiques.
La philosophie stoïcienne a connu une étonnante pérennité aussi bien dans l’Antiquité que dans la modernité : y a-t-il un sens à se déclarer stoïcien aujourd’hui ? Et peut-on notamment séparer l’éthique stoïcienne de la vision du monde, de la cosmologie, qui la soutient et qui paraît pour le moins périmée ?
Personnellement, bien que j’ai beaucoup apprécié le stoïcisme antique, je ne me déclarerais pas stoïcien. Je considère que les écoles philosophiques de l’Antiquité fournissent à l’homme contemporain différents modèles qu’il peut utiliser selon les circonstances. Je pense qu’il est tout à fait possible de séparer l’éthique stoïcienne de la cosmologie qui la soutient. Les attitudes stoïciennes ou épicuriennes sont toujours valables aujourd’hui, ce sont des modes de vie possibles, mais il est bien évident que les théories qui ont été imaginées pour les justifier sont périmées. Ce n’est pas le choix de vie qui dépend des théories abstraites, ce sont les théories abstraites qui sont inspirées par le mode de vie. Si le stoïcisme a exercé une grande séduction aussi bien dans l’Antiquité que dans le monde moderne, jusqu’à Kant par exemple, c’est qu’il répond, je crois, à un besoin essentiel de la conscience morale, se libérer de la prison du moi égoïste et intéressé, pour atteindre à une perspective universelle et désintéressée, s’ouvrir aux autres, se mettre à la place des autres, sans vouloir autre chose que l’action morale elle-même. Comme le dira Spinoza : la vertu est à elle-même sa propre récompense. Marc Aurèle aurait même voulu rendre service à autrui sans en avoir conscience, sans le moindre retour sur soi, comme la vigne donne le raisin et ne cherche rien de plus.
Comment en êtes-vous venu à consacrer votre travail à l’étude de ces pensées? Comment établissez-vous vous-même le rapport entre l’étude de l’histoire de la philosophie antique et la dimension proprement philosophique (ou existentielle) de votre travail?
Mon sujet de thèse et mes premiers travaux ont porté, disons pour simplifier, sur le néoplatonisme. Ensuite, dans mon enseignement à la Ve Section de l’École Pratique des Hautes Études, j’ai fait, plusieurs années de suite, des cours sur des traités «mystiques» de Plotin. Et, pour commencer déjà à répondre à votre deuxième question, si j’étudiais ces traités, c’est que j’étais intéressé philosophiquement et spirituellement par la mystique de Plotin. Dans ma jeunesse très religieuse, j’avais espéré naïvement connaître l’expérience mystique, le contact avec l’Absolu. Je me suis vite aperçu que c’était sans espoir. Mais je me plaisais encore à étudier les descriptions que Plotin faisait de ses expériences. Toutefois, comme objet de mon intérêt, il y avait un grand rival de Plotin, c’était Marc Aurèle. Lire et relire ce qu’il a écrit «pour lui-même» me ravissait. Notamment j’adore les aphorismes, ceux de Nietzsche, ceux de Lichtenberg, mais aussi ceux de Marc Aurèle. De plus, dans le choix de mes recherches, je ne tiens pas compte seulement de ce qui m’intéresse, moi, mais de ce qui peut être utile philosophiquement et spirituellement à mes auditeurs. Et il me semblait clair que Marc Aurèle était plus accessible et moralement plus utile à mes contemporains que Plotin. Je reconnais volontiers qu’un vrai savant ne devrait pas se laisser aller à de telles considérations. Tout est digne d’étude, il faut mener ses recherches en vue de la connaissance et non pas en fonction de la valeur morale des textes. Mais, il s’est trouvé qu’en étudiant Marc Aurèle, je crois avoir fait progresser la recherche pure. Je pense en effet avoir découvert la clé qui peut aider à comprendre ses aphorismes. Elle se trouve chez Épictète, que Marc Aurèle a lu. Pour Épictète, toute la philosophie consiste en trois disciplines, la discipline du jugement qui consiste à surveiller les jugements que nous portons sur les choses, afin qu’ils soient parfaitement objectifs et ne soient pas déformés par la passion, la discipline de l’action, qui consiste à agir toujours avec justice au service de la communauté humaine, enfin la discipline du désir, qui consiste à ne désirer que ce que nous ne pouvons pas manquer, c’est-à-dire à ne désirer, pour ce qui dépend de nous, que le bien moral, et pour ce qui ne dépend pas de nous, que ce qui nous est assigné par l’enchaînement universel des causes qui est le Destin. Presque tous les aphorismes de Marc Aurèle sont des exhortations qu’il s’adresse à lui-même pour se disposer à conformer ses jugements, ses actions ou ses désirs à ces trois disciplines. En faisant mes cours sur Marc Aurèle, en traduisant son livre, en écrivant mon livre La Citadelle intérieure, j’ai essayé d’une part de faire œuvre scientifique de la manière la plus rigoureuse qu’il m’était possible, mais aussi de défendre Marc Aurèle contre les interprétations fantaisistes dont il est la victime, et enfin d’offrir à moi-même et à mes lecteurs et auditeurs un modèle de mode de vie, qui me semblait assez accessible à l’homme contemporain. Mais étudier Marc Aurèle ou Épictète oblige en fait à étudier tout le stoïcisme. Tout cela ne signifie pas que je sois un stoïcien. Mais j’essaie parfois, comme le conseille Nietzsche, d’utiliser des recettes stoïciennes, et aussi d’autres recettes, dans mon mode de vie philosophique.
Pierre Hadot est professeur honoraire au Collège de France. Spécialiste mondialement reconnu du stoïcisme et du néoplatonisme, il est l’auteur de nombreuses études sur la philosophie grecque ancienne, parmi lesquelles Exercices spirituels et philosophie antique, Etudes augustiniennes, 1981 ; La Citadelle intérieure, Fayard, 1997 et Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Folio, 1995. Il a également traduit les œuvres de Plotin (éd. du Cerf), de Marc-Aurèle (Ecrits pour lui-même, Les Belles Lettres, 1998) et d’Epictète (Le Manuel, Le livre de poche, 2000).