mardi 17 février 2009

Grands entretiens — Ernst Nolte

Aux sources de la pensée réactionnaire (entretien inédit réalisé en novembre 2002)
Par Pierre-Henri Tavoillot

Au moment où le monde intellectuel parisien s’émeut d’une possible “dérive réactionnaire” de certaines de nos têtes pensantes (voir la polémique que suscite le livre de D. Lindenberg, Rappel à l’ordre, seuil), il n’est sans doute pas inutile de prendre un peu de champ et de plonger aux sources historiques de la pensée réactionnaire, … la vraie. C’est ce à quoi nous invite le dernier livre de l’historien allemand très controversé, Ernst Nolte, Les Fondements historiques du national-socialisme (Editions du Rocher). Retour sur cette discussion capitale pour la compréhension du XXe siècle européen. Entretien avec son initiateur.

Ernst Nolte est à l’origine d’une polémique d’une tout autre importance qui a passionné l’Allemagne, puis l’Europe intellectuelle à partir du milieu des années 80 sous l’appellation de “Querelle des historiens” (Historikerstreit). En 1986, Nolte publie dans la Frankfurter allegemeine Zeitung un article intitulé “Un passé qui ne veut pas passer”, dans lequel il invitait ses compatriotes à reconsidérer la place du nazisme dans l’histoire universelle et dans l’histoire nationale allemande. La gauche intellectuelle allemande réagit très vigoureusement à cette injonction dans laquelle elle percevait une forme de révisionnisme . Le débat était relancé quelques années plus tard par une note que l’historien François Furet consacrait à Nolte dans Le passé d’une illusion (Laffont et Calmann-Lévy, 1995) : il lui reconnaissait le mérite d’avoir levé un tabou en établissant un parallèle entre nazisme et communisme . Cette note suscita des réactions très vives de la part de certains intellectuels européens, notamment le grand historien anglais Hobsbawm. C’est dans ce contexte que parût, sous la direction de Stéphane Courtois, le fameux Livre noir du communisme (Laffont, 1997), qui recensait de manière détaillée l’ampleur de la terreur communiste. L’ensemble constitue donc au final une véritable querelle européenne, dont l’enjeu principal est rien moins que l’identité de l’Europe elle-même, de sa mémoire, mais aussi de son projet, telle qu’ils se sont façonnés à travers les grandes tragédies du XXe siècle.
Au cœur du débat : la notion de “ totalitarisme ”, et ses rapports avec la “ démocratie ”. Que gagne-t-on en effet à identifier sous le même concept de totalitarisme le communisme et le nazisme ? Sans doute — Arendt puis Aron l’avaient déjà perçu — de percevoir une même idéologie à l’œuvre dans les deux cas : les lois du droit (garantes de la stabilité des sociétés) sont remplacées par celles de la nature (comme lieu de la lutte des races) ou celles de l’histoire (comme lieu de la lutte des classes), et cette nouvelle exigence, de la purification raciale pour le nazisme ou de la révolution sociale pour le communisme, vient tout justifier … jusqu’aux crimes les plus atroces. Cette comparaison des idéologies permet également — second gain — de suivre une généalogie qui, comme le reconnaît Furet, fait “de la victoire du bolchevisme russe en octobre 1917 le point de départ d’une chaîne de “réactions” à travers laquelle le fascisme italien d’abord, le nazisme ensuite apparaissent comme des réponses à la menace communiste” .
Que risque-t-on pourtant de perdre avec une telle unification ? La compréhension de l’antagonisme de ces deux phénomènes totalitaires, mais surtout la prise en compte de leurs spécificités : peut-on mettre sur le même plan un projet messianique de bonheur universel pour le genre humain (qui anime, malgré tout, le communisme) et le programme conçu et proclamé de l’élimination d’une partie de l’humanité ? De ce point de vue — celui des “intentions” qui, comme on sait, comptent aussi —, le danger de banalisation du nazisme est patent. A l’inverse, à trop insister sur l’irréductible singularité de cette entreprise programmée et organisée de destruction massive des Juifs d’Europe, on risque de rester aveugle sur l’ampleur des crimes commis par le communisme (ou par d’autres), voire de s’interdire d’en faire un objet d’histoire. Le dossier, on le voit, n’est ni simple ni facile. Comment situer la position d’Ernst Nolte dans ce débat ?

La première guerre civile européenne (1789-1914)
Si l’histoire contemporaine de l’Europe débute avec la Révolution française, ce n’est pas pour lui par simple facilité chronologique, mais parce qu’elle ouvre ce qu’il appelle la “première guerre civile européenne”. Réalisation historique du projet prométhéen d’une maîtrise totale par l’homme de son destin, 1789 ouvre la scène d’un terrible antagonisme. D’un côté, ce dessein révolutionnaire semble inviter à une “ table rase ” toujours plus radicale de ce que la nature et la tradition peuvent imposer comme limites à cette maîtrise ; d’un autre côté, l’effroi causé par cette liberté sans borne incite non seulement à protéger les formes vivantes de la culture traditionnelle, mais à lutter farouchement contre ces forces qui menacent de les détruire : bref, face à la “ table rase ” révolutionnaire apparaît le projet “ contre-révolutionnaire ” ou “révolutionnaire conservateur” de faire “ table rase de la table rase ”.
L’histoire de ce conflit se joue d’abord, selon Nolte, au niveau des “ idéologies ”. L’affrontement des postérités politiques de Marx et de Nietzsche en fournit la matrice. Du côté de Marx, apparaît l’idée d’une maîtrise scientifique de l’histoire associée à une volonté politique consciente de son action ; du côté de Nietzsche, c’est au contraire le rejet radical de ces deux illusions que sont, selon lui, la science et la conscience, au nom du seul critère permettant de les évaluer : la vie elle-même et son intensité.

La seconde guerre civile (1917-1945)
La (seconde) Guerre civile européenne (1917-1945) représente, aux yeux de Nolte, l’application politique de ce conflit idéologique entre Marx et Nietzsche, raison pour laquelle communisme et fascisme ne peuvent être analysés que conjointement, à la fois dans ce qu’ils ont d’antagoniste (l’avenir radieux contre le passé mythique) et dans ce qu’ils ont de commun (un même usage de l’idée révolutionnaire). Sans doute y avait-il une aberration native du fascisme à vouloir lutter contre la modernité avec les armes de la modernité, mais elle s’explique, selon Nolte, comme la réponse du berger à la bergère, c’est-à-dire par “un anti-marxisme qui vise à anéantir son ennemi en développant une idéologie radicalement opposée, et pourtant apparentée à la sienne, et en appliquant des méthodes presque identiques” . Bref, contrairement à une reconstruction a posteriori de l’histoire, ce n’est pas tant le communiste qui serait un antifascisme que le fascisme qui serait un anticommunisme. D’où les deux thèses principales de Nolte, sources de toute la polémique.
— D’une part, il existerait un “nœud causal” entre le génocide social du Goulag et le génocide racial d’Auschwitz, le premier fournissant à la fois un modèle et un motif au second. L’extermination nazie serait une réponse à l’extermination bolchévique.
— D’autre part, on pourrait repérer un “noyau rationnel” de l’antisémitisme hitlérien, nourri par la forte présence de militants d’origine juive dans le mouvement communiste international, et, plus généralement, par de “bonnes raisons” qu’aurait pu avoir le nazisme de se sentir menacé par le “judéo-bolchevisme”.

Discussions historiques
Il convient ici de préférer l’argument à l’invective. Il faut d’abord reconnaître que Nolte se garde lui-même de caricaturer sa première thèse : Auschwitz, pour lui, n’est pas seulement un instrument de la victoire contre le communisme, ce qui reviendrait effectivement à le “banaliser” et à le disculper, c’est aussi, dans l’idéologie nazie, une fin en soi, pour laquelle elle mobilise des moyens en pure perte, au regard de la logique militaire. Ainsi, écrit Nolte, “le nazisme ne fut, certes, pas seulement une réaction contre le bolchevisme, mais une réaction excessive, et, en règle générale, l’excès dans ce qui est au départ justifié conduit à l’injustifiable” .
Malgré cette précaution, la thèse demande à être encore nuancée. D’abord, comme le remarquait Furet dans sa correspondance avec Nolte, parce qu’on peut voir l’idéologie fasciste largement constituée avant la Révolution de 1917 et parce que, plus que cette dernière, c’est la Grande Guerre qui a fait office de véritable catalyseur. Ensuite, parce que, loin d’être seulement une réponse réactionnaire à l’idéologie communiste de “l’avenir radieux”, on doit reconnaître qu’il y a également dans le fascisme “une idée de l’avenir [et de la révolution] tout à fait absente dans l’idéologie et la politique contre-révolutionnaire au XIXe siècle” et qui n’est pas qu’une réaction au communisme. C’est à discuter ces objections que le dernier livre de Nolte est consacré.
Beaucoup plus délicate est la thèse du “noyau rationnel” de l’antisémitisme nazi. Nolte la défend, d’une part, en décrivant le rôle déterminant joué par le judaïsme semi-sécularisé des Juifs de l’Est dans l’élaboration de l’idéologie communiste (voir entretien) ; d’autre part, en rappelant l’exhortation lancée en 1939 par Chaïm Weizmann à tous les juifs du monde de se mobiliser contre l’Allemagne nazie. Il faudrait ici être parfaitement clair. De deux choses l’une, en effet :
• ou bien cette formule de “noyau rationnel” ne fait que décrire la puissance du système nazi de représentations, fondé sur le syllogisme suivant : le bolchevisme menace de mort le peuple allemand ; or, les principaux bolcheviques sont juifs ; donc il faut éliminer tous les Juifs. Mais il faudrait dans ce cas reconnaître que ce raisonnement, bâti sur des glissements successifs, est bien peu rationnel : tous les bolcheviques, en effet, ne sont pas juifs ni tous les juifs bolcheviques ; il existe même des bolcheviques antisémites et des juifs anticommunistes. Position incohérente.
• ou bien par cette formule, Nolte reconnaît que les nazis avaient de légitimes raisons de réagir ainsi qu’ils l’on fait aux menaces objectives qui pesaient sur eux. Mais il lui faut alors admettre qu’il existe un “ antisémitisme rationnel ”, à l’égard duquel on ne saurait émettre rétrospectivement la moindre condamnation morale ou juridique. Position inacceptable.
Est-ce par mauvais esprit ou par anti-conformisme (voir entretien) ? En tout cas, Nolte, prétextant la complexité, la défense de l'esprit de finesse ou jouant la mauvaise foi contre l'unanimité du temps, n’a jamais voulu trancher ou se laisser enfermer dans cette alternative, qui s'impose pourtant. Ce fut sans doute la principale raison de la rage polémique de toute cette affaire.

Ernst Nolte
Ernst Nolte est né en 1923. Après des études d’histoire et de philosophie — il est l’élève de Heidegger à Fribourg-en-Brisgau —, il publie en 1963 Le Fascisme dans son époque (3 vol. trad. fr., Julliard 1970) qui lui vaut une chaire à l’Université de Marburg. Cette étude, reprise et complétée dans Les mouvements fascistes (1969, trad. Calmann-Lévy, 1991) vise notamment à élaborer rigoureusement, à partir d’une perspective comparatiste, le “type idéal” du système fasciste. Nolte devient ensuite professeur à l’Université de Berlin. Il a récemment publié : Nietzsche. Le champ de bataille, préface d’E. Husson, trad. par F. Husson, Editions Bartillat ; La guerre civile européenne, 1917-1945, préface de St. Courtois, Editions des Syrtes.
Une remarquable discussion de l’œuvre de Nolte est parue dans l’excellent dossier conçu par Marcel Gauchet et Pierre Nora dans le dernier numéro de leur revue (Le Débat, 122, nov.-déc. 2002, Gallimard).

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