mercredi 18 février 2009

Grands entretiens — Lévi-Strauss

[Paru dans le Point 2008 à partir d'un entretien réalisé en novembre 2003]
Par Pierre-Henri Tavoillot

Jusqu’au mois d’octobre dernier, Claude Lévi-Strauss continuait à se rendre deux fois par semaine à son bureau du Laboratoire d’Anthropologie sociale au Collège de France. L’accès n’est pas facile ; il faut prendre un petit escalier en colimaçon. La pièce domine la bibliothèque de recherche et une large fenêtre s’ouvre sur les jeunes chercheurs qui y travaillent. Le maître les contemple et ils contemplent le maître. C’est ce «regard éloigné» et surplombant qui semble le mieux définir le grand ethnologue. L’âge n’est pas en cause, même s’il reconnaît appartenir à autre temps : «mon œuvre termine une époque ; elle est encore ancrée dans le XIXe siècle». C’est surtout l’absence de toute complaisance envers son époque comme envers lui-même qui frappe chez lui : «j’ai le sentiment de n’avoir pas fait ce que j’aurais dû», avoue-t-il. Son rêve pour une vie réussie : «l’art, et surtout la musique», parce qu’«elle se suffit à elle-même» et n’a pas besoin de discours d’accompagnement. On dit que sa tétralogie sur les mythes sauvages (les quatre volumes des Mythologiques) est composée comme un opéra ; mais «ce n’est qu’un ersatz», regrette-t-il.
Est-ce cette distance critique qui lui a permis de traverser aussi bien les époques et les modes ? Celui qui reste aujourd’hui comme le dernier monstre sacré de la grande époque structuraliste voit les hommages et les études biographies se multiplier. La pensée de Lévi-Strauss est-elle passée dans le domaine publique, s’est-elle diluée dans l’air du temps ou conserve-t-elle intacte sa puissance de séduction ?

La cause des sauvages
Le premier apport incontestable de Lévi-Strauss aura été de contribuer à tordre le cou à la vision ethnocentrique des civilisations, telle qu’elle était encore véhiculée par la philosophie marxiste de l’histoire : les «primitifs» seraient une étape «culturellement sous développée» de l’humanité. Aujourd’hui que la valorisation des identités et des différences culturelles est devenue un dogme, on a du mal à mesurer l’importance de cette critique. Et pourtant, sans que nous y prenions garde, le fond de cette conception n’a pas disparu, ne serait-ce que dans l’idée, spontanée, que les sociétés sauvages seraient «plus proches de la nature» que les sociétés civilisées. Que l’on perçoive l’absence de civilisation comme un défaut (idéologie du progrès) ou comme une vertu (critique de la modernité), la même idée sous-jacente est présente : les primitifs relèvent plus de la nature que de la culture. C’est contre cela que Lévi-Strauss concentre sa critique : ces sociétés ne représentent pas un stade infantile et inférieur de l’humanité — Lévy-Bruhl parlait en 1910 d’une «mentalité prélogique» —, mais des organisations complexes qui n’ont rien à envier aux nôtres en terme d’élaboration intellectuelle et culturelle. Ce sont les formes de cette culture sauvage que Lévi-Strauss va mettre au jour dans deux directions principales : l’analyse anthropologique des structures de parenté et l’analyse idéologique du récit mythologique, c’est-à-dire : les faits sociaux fondamentaux et les discours collectifs qui les accompagnent.

Sociologie et idéologie des sociétés sauvages
• La première entrée dans la culture sauvage s’opère par l’étude des systèmes de parenté comme base première de la reproduction sociale. Au départ de toute société et de toute culture, il y a une nomenclature des êtres sociaux classés en deux groupes : les conjoints possibles et les conjoints prohibés. L’emblème fondamental de cet ordre est la prohibition de l’inceste, comportement immuable par-delà la diversité des sociétés humaines. Lévi-Strauss y perçoit le plus petit élément culturel dans le fond naturel : «La prohibition de l’inceste, écrit-il, exprime le passage du fait naturel de la consanguinité au fait culturel de l’alliance … […] elle est, à la fois, au seuil de la culture, dans la culture et en un sens la culture elle-même». C’est à partir de cet analyse que Lévi-Strauss construit le schéma de son maître livre : Structures élémentaires de la parenté (1949).
• A cette première approche de la culture sauvage viendra s’ajouter l’étude des discours mythologiques qui lui donnent sens : tel est l’objet de la Pensée sauvage (1962), puis, à partir de 1964, des quatre volumes des Mythologiques, pour lesquels il recueille un matériau ethnographique considérable de récits amérindiens. Là encore, Lévi-Strauss va s’attacher à mettre au jour des structures fondamentales, les «mythèmes », éléments d’une grammaire des mythes, qui lui permettront d’envisager une interprétation d’ensemble. Leur fonction principale, montre-t-il, est de raconter et de mettre en scène la différence entre la nature et la culture. Ainsi va-t-il repérer comment les récits mythiques apportent l’explication de l’origine de la cuisson des aliments, opération culturelle par excellence puisqu’il s’agit de faire passer les aliments du cru au cuit (culture) en évitant la dégradation du cru au pourri (nature). Le message mythologique n’est plus du tout anecdotique ou seulement pittoresque ; il est essentiel, voire vital : la vie humaine et sociale doit se préserver de deux dangers également menaçants : celui d’une nature sans culture (où tout serait voué au pourrissement) et celui d’une culture sans nature (où les ressources se tariraient ou brûleraient du feu de la technique). Les deux excès conduiraient inexorablement à la famine et à la disparition. Le mythe raconte à la fois cette fragilité et la nécessité de maintenir cet équilibre instable : bref, une forme de vision du monde et … de sagesse.

Critiques et controverses
On comprend que cette œuvre vaste, située au carrefour des sciences de la nature et des sciences humaines, repoussant la version sclérosée de la philosophie pour mieux en assumer les interrogations fondamentales, ait autant fasciné. On comprend aussi qu’elle ait suscité tant de contestations, qui aujourd’hui s’effacent dans l’unanimité de l’hommage. Rappelons-en pourtant les quatre principales :
• Il y aurait d’abord chez lui une certaine forme de scientisme. Et en effet, la volonté de mettre de l’exactitude dans les sciences, dites « molles », de l’homme et de la société rattache Lévi-Strauss à la tradition sociologique française, qui d’Auguste Comte à Emile Durkheim a caressé le projet de traiter «les faits sociaux comme des choses». Le danger pourtant est clair : à vouloir fonder l’objectivité des sciences de l’homme sur le modèle des sciences de la nature, ne court-on le risque de perdre ce qui fait la spécificité du monde humain, fait d’intentions, de choix, bref de liberté. Pourtant, avec le recul, Lévi-Strauss se défend de cette prétention : sans illusion sur la possibilité de parvenir à une «physique sociale», il souhaitait à l’époque «contribuer plus modestement à mettre un peu d’ordre » dans les sciences humaines et surtout à les rendre autonome d’une philosophie idéaliste et abstraite, qu’il a toujours détestée : «La philosophie, écrivait-il dans L’homme nu (1971), a trop longtemps réussi à tenir les sciences humaines emprisonnées dans un cercle, en ne leur permettant d’apercevoir pour la conscience d’autre objet d’étude que la conscience elle-même […] Ce qu’après Rousseau, Marx, Durkheim, Saussure et Freud, cherche à accomplir le structuralisme, c’est dévoiler à la conscience un objet autre : donc la mettre, vis-à-vis des phénomènes humains, dans une position comparable à celle dont les sciences physiques et naturelles ont fait preuve qu’elle seule pouvait permettre à la connaissance de s’exercer».
• Second reproche fait à son œuvre : l’oubli de l’histoire. En insistant sur les structures éternelles, le structuralisme aurait contribué à dénier toute espèce d’importance à la succession des événements : «la mythologie comme la musique sont des machines à supprimer le temps», écrivait-il dans Le cru et le cuit, (1964). Lévi-Strauss refuse pourtant cette objection : «rien ne me passionne davantage que l’histoire ; c’est même l’objet principal de mon activité de lecteur». En fait, ce qu’il visait alors, c’était moins l’histoire comme récit de la contingence des faits passés, que la philosophie idéaliste de l’histoire qui régnait alors, c’est-à-dire cette espèce de prophétisation de l’advenu, fondé sur ce raisonnement spécieux : il était nécessaire que cela arrivât, la preuve c’est arrivé !
• L’accusation de relativisme lui a été faite notamment à la suite de sa conférence sur Race et histoire prononcée en 1951 à la tribune de l’UNESCO. On lui reprochait alors de confondre dans une même dénonciation impérialisme et universalisme et d’interdire ainsi la constitution d’un cadre juridique commun à l’humanité. Voici comment il évaluait quelques années plus tard cette prise de position : «J’ai commencé à réfléchir à un moment où notre culture agressait d’autres cultures dont je me suis alors fait le défenseur et le témoin. Maintenant, j’ai l’impression que le mouvement s’est inversé et que notre culture est sur la défensive vis-à-vis des menaces extérieures, parmi lesquelles figure probablement l’explosion islamique. Du coup je me sens fermement et ethnologiquement défenseur de ma culture» (propos recueillis par D-A. Grisoni, «Un dictionnaire intime» in Magazine littéraire, Hors série, 2003)..
• Il admet en revanche la dernière critique, celle qui relève son puissant pessimisme. A ses yeux rien n’invite à se réjouir : le spectacle de la disparition corps et biens du continent mythologique, des sociétés sauvages et de pans entiers de la culture humaine n’est guère propice à une vision euphorique du devenir humain. Pas plus que la frénésie civilisationnelle de l’homme contemporain à augmenter sa propre puissance et sa propre maîtrise. Après le crépuscule des dieux, celui des hommes serait-il venu ?
On le perçoit, à travers ces polémiques, l’œuvre de Lévi-Strauss est riche, ample et protéiforme. Si elle a tracé son sillon sans tenir compte de l’air du temps et parfois à contre-courant ; elle l’a aussi profondément influencé. Sans doute est-il encore trop tôt pour mesurer sa postérité, mais l’on peut être, à cet égard tout au moins, raisonnablement plus optimiste que son auteur.


[Encadré]
L’ethnologue et le syndrome de Lazare
« En voyageant, l’ethnographe — à la différence du soi-disant explorateur et du touriste — joue sa position dans la monde, il en franchit les limites. Il ne circule pas entre le pays des sauvages et celui des civilisés : dans quelque sens qu’il aille, il retourne d’entre les morts. En soumettant à l’épreuve d’expériences sociales irréductibles à la sienne ses traditions et ses croyances, en autopsiant sa société, il est véritablement mort à son monde ; et s’il parvient à revenir, après avoir réorganisé les membres disjoints de sa tradition culturelle, il restera tout de même un ressuscité. Les autres, la foule des pusillanimes et des casaniers, considéreront ce Lazare avec des sentiments mêlés où l’envie le dispute à l’effroi » (« Diogène couché » in Les temps modernes, n°110, mars 1955, p. 1187).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire