[Paul Ricœur : : Une vie de dialogue — paru dans Le POINT juin 2004 à partir d'un entretien réalisé en mai 2004]
Par Pierre-Henri TAVOILLOT
Pour Ricœur, penser c’est dialoguer : dialoguer avec les vivants, mais aussi avec les morts ; avec les philosophes, mais aussi avec les autres savants. Il y a du Socrate chez lui ; à ceci près qu’il n’adopte jamais la fameuse ironie de l’Athénien, cette distance un brin sceptique à l’égard de tout savoir : « je sais que je ne sais rien ». La modestie, chez Ricœur, n’empêche pas l’ambition : la philosophie, même si elle n’a pas réponse à tout, peut apporter quelques réponses et pas seulement entasser les questions. C’est pourquoi son travail se situe à égale distance de la prétention de « faire système » et de la fausse modestie du sceptique. Le dialogue, selon Ricœur, est l’unique planche de salut du philosophe, mais aussi de l’homme moderne, dans un monde dépourvu de repères certains. Cette conviction donne sa marque à son œuvre philosophique et à son parcours intellectuel.
Itinéraire d’un passeur et d’un penseur
Paul Ricœur est né en 1913. Orphelin — sa mère meurt après sa naissance et son père est tué à la guerre —, il est élevé à Rennes par ses grands-parents maternels. Il se définit lui-même comme un « esprit curieux et inquiet ». La curiosité le plonge dans les livres, en un temps où les loisirs collectifs faisaient défaut, mais elle le plonge également dans l’inquiétude en mettant en concurrence sa formation intellectuelle et son éducation protestante. Cet engagement religieux ne sera pourtant jamais renié. Il se fonde sur la conviction intime que « la parole de l’homme était précédée par la Parole de Dieu». Mais une stricte division du travail s’est opérée afin de ne pas mélanger les genres : l’exégèse biblique est une chose, le travail philosophique une autre.
La seconde révélation vient de la classe de philosophie (1929-30) qui représentait à l’époque un autre regard sur des « humanités » déjà parfaitement assimilées par les élèves : les Grecs et les Latins, les Classiques et les Lumières, tout cela était revu, cette fois-ci en profondeur, en conflit et en critique. Le jeune Ricœur s’engage alors dans des études de philosophie marquées par le spiritualisme français. Devenu professeur en Lycée, la guerre le surprend à Munich dans un cours de perfectionnement de langue allemande : «je fus tour à tour civil mobilisé, puis combattant vacant, enfin combattant vaincu et officier prisonnier». Les années de captivité sont consacrées à approfondir la philosophie allemande, et c’est après la Libération que Ricœur commence, avec sa propre production, son formidable travail de passeur intellectuel : c’est par lui que Jaspers, Husserl et beaucoup d’autres furent introduits en France. En 1948, il est nommé à l’Université de Strasbourg, puis en 1957 à la chaire de philosophie générale de la Sorbonne. Durant toute cette période, la réflexion de Ricœur semble en marge de l’actualité intellectuelle : il ne prend pas part à la frénésie structuraliste, même s’il en partage l’intérêt pour le langage et la psychanalyse, à laquelle il consacre d’ailleurs un livre (1965, De l’interprétation. Essai sur Freud). La fidélité à la démarche et à l’héritage philosophiques alors si décriés au nom des sciences humaines en est la principale raison. Mais il y a aussi son désintérêt pour la polémique. « Je mesure mon travail, dit-il, à sa propre ambition, et non par rapport à l’air du temps ». Sur chaque question qu’il repère, Ricœur procède toujours par un repérage des argumentations concurrentes, fidèlement restituées, avant de tracer son propre sillon. Son éditeur au Seuil, François Wahl, lui faisait d’ailleurs le reproche de ne pas se mettre assez en avant et de se cacher derrière les citations. Mais Ricœur n’a jamais pu négliger la reconnaissance de la dette.
En 1967, préoccupé par l’état de l’université française, il fait le choix de quitter la Sorbonne pour participer à la création de l’Université de Nanterre. J’avais «l’espoir, écrit-il que la taille de l’institution permettrait d’instaurer des rapports moins anonymes entre enseignants et enseignés selon l’idée ancienne de la communauté des maîtres et des disciples ». Choix lucide et courageux, puisqu’il anticipait mai 68, mais finalement funeste : en 1970, alors que, devenu doyen de la faculté de lettres, il tente de remettre l’université en marche, il ne cesse d’être harcelé par les plus radicaux des contestataires. Le 26 janvier, il est pris à parti dans un couloir et coiffé d’une poubelle ! L’affaire fait la une des journaux et le tour du pays. Ricœur est profondément blessé, non seulement par le bêtise du geste, mais par l’échec du dialogue qu’il avait tenté, jusqu’au bout, de préserver. Il quitte alors Nanterre pour l’université catholique de Louvain. Parallèlement, il donne un enseignement de plusieurs semaines par an à l’Université de Chicago, ce qui lui permet d’établir là encore un pont entre deux traditions de pensée, jusqu’ici antagonistes, voire indifférentes : la philosophie analytique anglo-saxonne et la phénoménologie continentale. Passeur encore. Revenu à Nanterre en 1975, il y termine sa carrière académique en 1981. C’est à ce moment que son travail philosophique s’approfondit et trouve sa pleine consécration publique, en France comme à l’étranger. De cette œuvre riche et variée, on peut retenir une idée qui en constitue sans doute le cœur et un des principaux apports : l’identité narrative.
L’identité narrative
Qui suis-je ? Qui sommes-nous ? Toute réflexion individuelle ou collective sur cette question semble vouée à produire une antinomie. D’un côté, il y a un sentiment d’évidence : «moi je suis moi et toi tais toi !», disent les enfants. L’identité personnelle (le cher Moi) ou collective (par exemple la Nation) semble si profondément inscrite en nous qu’elle ne paraît souffrir aucune discussion. Mais dès lors qu’on tente de lui donner un contenu, c’est l’impasse ; toute définition paraît réductrice, infidèle ou exclusive : le cher Moi devient égoïsme ou mauvaise foi ; l’appartenance nationale devient nationalisme voire chauvinisme. Bref, l’identité est soit trahie soit néfaste quand on tente de l’identifier. D’où, une seconde attitude possible : « Je est un autre », disait Rimbaud, soulignant ainsi l’impossibilité pour l’individu d’accéder à la transparence de soi à soi. Ce moi profond, pourtant si évident et si intime, est en réalité opaque et inconnu. N’est-ce pas une illusion ? Mais comment pourrais-je y renoncer ?
Cet affrontement entre un dogmatisme du moi, bien fâcheux, et un complet scepticisme, bien difficile à tenir, a traversé toute l’histoire de la pensée. Héraclite y voyait la tâche même de la philosophie : « je me suis cherché moi-même », écrivait-il, avant le fameux « connais toi toi-même » socratique et l’interpellation inquiète de St Augustin dans ses Confessions : « Que suis-je, mon Dieu ? ». Mais convenons que cette interrogation trouve de nos jours une urgence plus grande et peut-être plus décisive : dans nos sociétés individualistes, en effet, l’exigence d’être soi-même est devenue plus impérative que jamais. Be your self ! Sans doute ; encore faut-il savoir quel est ce moi que l’on doit être.
La notion d’identité narrative, que thématise Paul Ricœur, représente une solution non seulement élégante mais réellement profonde à cette longue et cruciale perplexité. On peut la résumer en une formule : « je suis ce que je me raconte ». Qu’apporte le récit à ce problème ? Beaucoup en vérité. D’abord il nous sort d’une conception fixiste ou figée de l’identité : celle-ci n’est ni totalement à découvrir (comme une chose pré-donnée) ni seulement à inventer (comme un artifice), mais réside dans un mélange de détermination, de hasard et de choix, de mémoires, de rencontres et de projets. Le récit a cette vertu de remettre tous ces éléments en mouvement et en relation afin d’en faire une trame. Ensuite un récit ne se contente pas en réalité de raconter des faits. Il les interprète, les argumente, les reconstruit. Il sélectionne et travaille les moments pour en faire une histoire qui a un sens et une efficacité. C’est ainsi que le premier souci, ou presque, des Républicains français fut de produire une mythologie nationale susceptible de réconcilier dans une même histoire les deux camps opposés de l’Ancien-Régime et de la Révolution ; cela donnera le fameux « Nos ancêtres les Gaulois » et le Lavisse. L’identité produit de l’histoire et en est le produit. Bref, en me racontant, je me découvre moi-même à la fois même et autre (Soi-même comme un autre, 1990). Et cela peut nous conduire à vivre notre vie comme un récit (« un vrai conte de fée ! »), voire pour un récit (« faire de sa vie un roman »).
Chacun en conviendra, ce concept d’identité narrative, n’est pas seulement une « idée de philosophe », ou plutôt c’est une de ces bonnes idées de philosophes qui permettent de comprendre et de clarifier bien des expériences vécues. Quand déprimés, fatigués d’être nous-même, comme le dit le sociologue Alain Ehrenberg, nous entamons ce salvateur « travail sur soi », c’est souvent le récit de soi qui offre la première bouffée d’oxygène ; quand, en situation de transition professionnelle, nous nous interrogeons sur notre véritable vocation, c’est encore le récit qui nous réinscrit dans un trajet cohérent d’existence. Et lorsque la disparition des êtres chers et âgés se profile, que cherche-t-on à conserver sinon une trace de leur mémoire pour maintenir ou renouer le lien familial ; et même quand il s’agit de souder l’esprit d’entreprise, ne tente-t-on pas de recueillir les témoignages et les souvenirs des employés pour identifier les « valeurs fondatrices de la maison » ? Les récits de vie connaissent aujourd’hui un succès considérable et tous azimuts. A une époque où l’identité n’est plus héritée d’une appartenance lignagère, ni fournie d’emblée par un régime institutionnel et professionnel, chacun s’en ressent le dépositaire fragile et le responsable inquiet. Paul Ricœur nous offre ici une catégorie tout à fait essentielle pour penser ce qui peut encore faire lien dans une société d’individus. C’est une manière, là encore, de faire penser le dialogue.
• Principales œuvres de Paul Ricœur
Parcours de la reconnaissance, Stock, 2004, 22 euros
Sur la traduction, Bayard, 2004, 9,90 euros.
Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Editions Esprit, 1995
Soi-même comme un autre, Seuil «Points essais», 1990
Du Texte à l’action, Seuil/Esprit, 1986
Temps et récits, I, II, III, Seuil «Points essais», 1983, 1984, 1985.
• Sur Paul Ricœur
Cahiers de l’Herne, dir. par F. Azouvi et M. Revault d’Allonnes, 2004, 49 euros.
François Dosse, Paul Ricœur. Les sens d’une vie, La Découverte poche, 2001, 21,34 euros
mercredi 18 février 2009
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire